Réservoirs de biodiversité, la mer et le littoral sont d’abord de formidables patrimoines naturels. Au fil de son histoire, l’humanité a peuplé ces lieux, pour se nourrir, se protéger, se divertir… Quelles interactions naissent de ces usages successifs et des enjeux de demain ? Cap sur nos côtes.
Dossier réalisé par Orianne Masse
Dans l’archipel des Sept-Îles, sur l’île aux Moines, restauration d’une caserne, d’un fort et d’un phare.
Projet lauréat du Loto du patrimoine.
Photo : Conservatoire du littoral
PATRIMOINE MARITIME : ENTRE BÂTI ET ESPACES NATURELS
Chaque année, le Conservatoire du littoral achète environ 3 000 ha d’espaces naturels : une politique d’acquisition ambitieuse destinée à sauvegarder le littoral et à créer un équilibre avec les espaces construits. Aujourd’hui, c’est le plus important propriétaire foncier de bord de mer en France avec 210 000 ha environ, soit 16 % du linéaire côtier en métropole et outre-mer. Présentation d’un patrimoine varié par Anne Konitz, architecte, géographe et chargée de communication du Conservatoire.
ATRIUM – QUELLE EST LA TYPOLOGIE DU PATRIMOINE BÂTI À LA CHARGE DU CONSERVATOIRE ?
Anne Konitz Chaque année, le Conservatoire devient propriétaire de nombreux bâtiments présents sur des espaces naturels à protéger : il s’agit de phares, de forts militaires, de sémaphores, d’anciens logements de colonies de vacances, de hangars agricoles, de châteaux ou d’abbayes, mais aussi d’alignements de dolmens, de bunkers, d’habitations comme le cabanon du Corbusier, dans les Alpes-Maritimes, ou le domaine du Rayol, dans le Var. En tout, ce sont près de 80 monuments historiques qui s’élèvent sur nos espaces, dont il faut assurer l’entretien, la restauration ou la réhabilitation. Comme un puzzle, le Conservatoire reconstitue de vastes entités paysagères de bord de mer, gérées par les collectivités territoriales et ouvertes au public.
Anne Konitz.
COMMENT ÉVOLUE NOTRE LITTORAL ? QUELS SONT LES DANGERS QUI LE GUETTENT ?
Le bord de mer reste un espace à forte valeur spéculative. Ainsi, l’urbanisation constitue toujours un danger, même si nous comptons désormais sur des outils législatifs efficaces comme la loi Littoral ou les plans locaux d’urbanisme. On constate aujourd’hui que les espaces agricoles sont tout aussi menacés par la poussée urbaine. Il faut donc être vigilants. De plus, le facteur climatique constitue aussi un enjeu de transformation pour l’avenir : le trait de côte bouge, nous réfléchissons aux réponses à apporter à la hausse du niveau de la mer et à ses conséquences. Le programme européen Adapto explore les solutions à développer et préconise une gestion souple du trait de côte. Dix sites sont sélectionnés, pour quatre années de réflexion avec des élus et des habitants afin de construire un vrai projet de territoire : il faut trouver des alternatives pour s’adapter.
ET L’AFFLUENCE DU PUBLIC ?
Effectivement, l’été 2020 a marqué une affluence record sur les littoraux, par exemple dans les calanques en Méditerranée ou sur la dune du Pilat, côté atlantique. La faune et la flore sont mises à mal, on constate une augmentation de la pollution et des déchets : la situation est rapidement cauchemardesque, car le Conservatoire œuvre pour la préservation du vivant, de la biodiversité, et ces sites ne peuvent pas supporter l’accueil d’une foule trop importante. La sensibilisation est l’action privilégiée ; il n’est pas question pour l’instant de fermer l’accès au public, mais il y a beaucoup de pédagogie à mettre en œuvre, notamment grâce aux gardes du littoral qui constituent un relais essentiel sur les 750 sites gérés par le Conservatoire.
ENTRE PATRIMOINE BÂTI ET PATRIMOINE IMMATÉRIEL : QUELS ENJEUX ?
Avec ses 20 000 km de côtes, la France entretient un rapport privilégié avec la mer : elle participe d’un imaginaire commun fondé sur des récits de pêche, de commerce, de voyages et de vacances, mais aussi de naufrages ou de crises.
Cet héritage concerne aussi bien le patrimoine bâti que le patrimoine ethnologique et immatériel. Les enjeux sont donc pluriels et transversaux. La conservation et la transmission sont sensibles du fait de l’environnement climatique tempétueux, de l’impitoyable poussée urbaine, mais aussi de traditions qui reculent doucement, sans bruit…
Fort du Grand Langoustier, île de Porquerolles (Var).
Photo : Frédéric Larrey/Cdl
TONNERRE DE BREST !
Les intempéries permanentes, les marées, les vents et les orages violents mettent le bâti à rude épreuve. « Les édifices doivent être bien ancrés et bien armés », explique Didier Olivry, délégué de rivages Bretagne au Conservatoire du littoral. « Nous connaissons également des problèmes de mérule dans des phares qui ne sont plus occupés par les gardiens, comme sur le phare des Chats de l’île de Groix, où il a fallu détruire les cloisons et les planchers infectés. »
Sur les îles, les opérations souffrent aussi du problème d’accès : il faut compter un surcoût insulaire de 30 à 40 % et anticiper la problématique d’accès, que ce soit pour les entreprises ou les matériaux. Pour les bateaux, l’ennemi est l’eau de pluie (l’eau de mer étant salée, elle a un effet conservateur) : « Les parties du bateau les plus fragiles sont celles situées au-dessus de la flottaison, déclare Xavier Maintenay, charpentier de marine. Elles sont sans cesse soumises à l’humidité, puis elles sèchent, et sont à nouveau mouillées : le bois travaille beaucoup plus. »
Aménagement du phare de l’île Vierge en gîte patrimonial, au large de Plouguerneau (Nord de la Bretagne), plus haut phare d’Europe en pierre de taille (83 m de hauteur, 400 marches), 4 millions d’euros investis.
Photo : Conservatoire du littoral
RETROUVER UN USAGE DURABLE
La question de l’usage est toujours subsidiaire… Pour le Conservatoire du littoral, plusieurs options sont envisagées. Certains édifices sont utilisés comme « maisons du littoral » pour accueillir le public ou proposer des espaces muséographiques. Il en existe une vingtaine rien que pour la région Bretagne, regroupant plus de 150 agents du littoral. Parfois, les bâtiments ont une fonction économique : « Nous avons plus de 300 conventions de location signées avec des agriculteurs ; certains d’entre eux gèrent les bâtiments et les utilisent comme grange ou comme gîte », précise Didier Olivry.
L’un des projets phares du Conservatoire est la reconversion de bâtiments historiques en gîtes patrimoniaux : « On recherche l’authenticité, on raconte des histoires liées à un site exceptionnel : en créant ces gîtes, les bâtiments revivent », ajoute-t-il. Ces opérations comportent tout de même des problématiques majeures d’énergie, d’eau, d’assainissement et de raccordement au réseau. En effet, il faut souvent recourir au solaire et à l’éolien, privilégier les systèmes de récupération et de traitement des eaux de pluie : « Ces aménagements représentent de gros surcoûts, mais nous voulons être démonstratifs et exemplaires. Nous devenons experts en énergies renouvelables », conclut-il.
UNE RECONNAISSANCE PROGRESSIVE COMME PATRIMOINE IMMATÉRIEL
En plus d’un riche patrimoine bâti, les littoraux comptent aussi un patrimoine naval riche et des savoir-faire qui lui sont associés. Depuis 2019, les équipes du département Histoire des techniques de l’université Paris 1 Sorbonne ont engagé un inventaire des pratiques traditionnelles de la charpenterie marine française.
Ce travail est mené à partir des chantiers navals actuels comme le chantier du Guip, sur l’île aux Moines, en Bretagne, ou celui d’Étaples-sur-Mer, dans le Nord. Les premières observations montrent deux techniques constructives. La première est la construction bordée à clin, typique du Nord, devenue assez rare aujourd’hui. Elle est héritée des peuples scandinaves et probablement diffusée par les Vikings.
Les planches utilisées pour la réalisation du bordé de la coque, les bordages, se superposent légèrement vers le bas. Les bordages à clin se recouvrent ainsi l’un l’autre comme les ardoises d’un toit. Cette tradition de construction navale a été proposée en 2019 par la Norwegian Coastal Federation sur la Liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité de l’Unesco.
Dans l’archipel des Glénan, aménagement du fort Cigogne en logement pour les élèves de l’école de voile, chantier en cours.
Photo : Conservatoire du littoral
Dans l’archipel des Glénan, aménagement du fort Cigogne en logement pour les élèves de l’école de voile, chantier en cours.
Photo : Conservatoire du littoral
NOUVEAUX DÉBOUCHÉS ÉCONOMIQUES ?
Dans chaque région, la méthode de construction est associée à des formes de coque et à des gréements différents, à des natures de bois, à un vocabulaire technique particulier, créant des spécificités territoriales en fonction de l’environnement nautique de mer et du contexte socioculturel (selon les activités de pêche notamment). Le nombre de ces chantiers navals est stable, mais les débouchés restent limités, car on s’oriente plus vers la plaisance ou la restauration : on trouve peu de bateaux de pêche en bois désormais. « On constate un regain d’intérêt pour les bateaux dits de tradition (nombreuses fêtes, etc.), mais la reconquête de ce patrimoine maritime et des savoir-faire associés passe par les commandes de restauration et de restitution des bateaux », confie Anne-Sophie Rieth. Ces savoir-faire constituent un patrimoine sensible ; ils ne sont pas forcément en danger, mais ce sont des métiers exigeants et rigoureux. Les repreneurs de chantiers sont peu nombreux et la seule restauration ne peut fournir suffisamment d’activité. Le secteur cherche un nouveau souffle, peut-être plus dirigé vers le tourisme culturel. Une prise de conscience des politiques et des collectivités locales pourrait faire la différence.
Chantier de l’île aux Moines : coque mise en chantier.
Photo : Inventaire
Chantier de l’Île aux Moines : pose du bordé étuvé.
Photo : Inventaire
Chantier de l’île aux Moines : taille à queue-d’aronde.
Photo : Inventaire
EXEMPLE DE RESTAURATION, LABEL ET EXPERTISE
LA RESTAURATION DU DUNDEE LORETTE À CALAIS, CLASSÉ BATEAU D’INTÉRÊT PATRIMONIAL
Le travail du charpentier de marine professionnel et d’une dizaine de bénévoles, sur le chantier naval de Calais.
Photo : FRCPM
Depuis 2008, le Centre technique du patrimoine maritime de la côte d’Opale de la FRCPM (Fédération régionale pour la culture et le patrimoine maritimes) accueille la restauration d’un bateau de travail de 1934 : la Lorette. C’est un dundee, un voilier de pêche à deux mâts destiné à sillonner les bancs de sable des Flandres. « Ce bateau a eu plusieurs vies, explique Laureline Vallat, chargée de mission de la FRCPM. Après ses années de pêche, il est racheté dans les années 1970 par un plaisancier belge qui le réaménage tout en conservant l’authenticité de sa silhouette traditionnelle. En 2008, une association de passionnés en fait l’acquisition et les travaux débutent en 2017, une fois les fonds rassemblés et les autorisations administratives régularisées. »
Un long travail commence, sous la direction de François Vivier, architecte naval, et de Xavier Maintenay, charpentier de marine, entourés d’une équipe d’une dizaine de bénévoles. « Nous avons procédé au relevé de forme complet du bateau, ce qui a permis d’établir son plan de forme », explique le charpentier. Cette étape est essentielle dans la démarche de transmission de la mémoire, car il existe peu de plans de bateau de travail, et peu d’archives écrites. « La mémoire tend à disparaître, déclare François Vivier. Dans les années 1980, nous pouvions interroger des témoins sur les particularités de charpentage de tel navire ou la manière de pêcher. Aujourd’hui, nous travaillons davantage dans le champ de l’histoire et moins dans celui de l’ethnologie pour reconstituer ces bateaux. »
À partir du plan de forme, l’architecte peut effectuer les calculs hydrostatiques pour s’assurer de la bonne flottaison du bateau. « Notre principal souci en restauration est de conserver la forme ancienne et les matériaux du bateau tout en respectant les normes de navigation actuelles, précise Xavier Maintenay. Sur la Lorette, nous avons été confrontés à un problème d’échantillonnage : les pièces de bois d’origine présentaient un calibrage très fin, à la limite des normes de sécurité d’aujourd’hui, ce qui induit une découpe extrêmement précise des pièces de remplacement. » Après ce travail d’analyse, les gabarits sont réalisés : ce sont les projections à l’échelle 1 des formes du bateau qui permettent de tracer les pièces et d’en contrôler les dimensions. En fin d’année 2020, des éléments de la charpente axiale sont achevés et installés : la quille, puis les extrémités avant et arrière du navire, l’étrave et l’étambot. L’étrave constitue une pièce maîtresse de la structure : longue de 3 m, elle a été réalisée en chêne et pèse près de 100 kg. Les travaux continuent en 2021 : désormais, charpentier et bénévoles vont s’attaquer aux membrures, l’assemblage des pièces qui forment la coque.
Photo : A. Quaghebeur
Photo : FRCPM
LES BATEAUX D’INTÉRÊT PATRIMONIAL (BIP)
Mariquita (« coccinelle » en espagnol) est un cotre aurique conçu et construit par l’architecte naval écossais William Fife III en 1911.
Labellisé depuis 2020, ce yacht classique est de classification 19M JI.
Il est le dernier de cette catégorie encore en navigation…
Photo : Patrimoine maritime et fluvial
Depuis 2007, l’association Patrimoine maritime et fluvial décerne le label BIP, Bateau d’intérêt patrimonial. Chaque année, la commission, rassemblant experts et représentants d’organismes divers (Association nationale des élus du littoral, Conservatoire du littoral, Fondation du patrimoine et les trois ministères concernés : Finances, Culture et Mer), labellise entre 70 et 90 navires. En 2020, ce sont 1 302 navires qui arborent un pavillon BIP sur nos côtes françaises. Les critères de sélection s’attachent à valoriser les bateaux témoignant d’une aventure humaine particulière, d’une prouesse technique ou d’une activité révolue. L’état du navire n’est pas pris en compte ; cependant, l’obtention du label permet parfois d’engager des travaux de restauration. Enfin, cette reconnaissance entraîne l’exonération du droit annuel de francisation et de navigation (DAFN) défini par la loi de 2006. Les BIP se rassemblent régulièrement, lors de fêtes maritimes, pour faire connaître au grand public ce patrimoine. La législation afférente à ce statut est différente de celle des bateaux classés Monuments historiques par le ministère de la Culture (ils sont environ 140).
Sanary-sur-Mer, dans le Var : flotte de barques de pêche méditerranéennes, appelées « pointus », regroupant plusieurs BIP.
Photo : Patrimoine maritime et fluvial
UNE EXPERTISE À LA POINTE MONDIALE : LE DRASSM
Créé en 1966 par André Malraux, le Département des recherches archéologiques subaquatiques et sous-marines a pour vocation de gérer le patrimoine archéologique subaquatique et sous-marin de l’ensemble des eaux sous juridiction française. Cela représente plus de 11 millions de kilomètres carrés, de l’Atlantique au Pacifique en passant par l’océan Indien et la mer Méditerranée, la deuxième surface au monde après les États-Unis et l’Australie ! Un travail titanesque pour les 37 agents du DRASSM qui ont réussi à se forger une renommée internationale en la matière.
Le Merlin, les robots et les fouilles sous-marines.
Photos et doc. : Drassm
« La discipline est récente, développe Michel L’Hour, conservateur général du patrimoine et directeur du DRASSM. L’archéologie sous-marine est née lentement en France au cours du 20e siècle. Les archéologues ne connaissaient pas du tout cet univers liquide : c’est grâce à la création du scaphandre autonome par Jacques-Yves Cousteau et Émile Gagnant en 1940 que le premier chantier de fouilles a pu s’ouvrir sur l’épave du Grand Congloué près de Marseille en 1952. » Depuis, les connaissances, les outils et la formation n’ont cessé de se développer, faisant du DRASSM une référence mondiale.
Le service est régulièrement sollicité par des puissances étrangères : l’archéologie sous-marine revêt désormais des enjeux politiques, comme en mer de Chine ou dans les pôles, soumis aux effets de la déglaciation… Le service recense et expertise l’ensemble des découvertes et biens culturels maritimes : si 49 épaves étaient recensées en 1966, on en connaît près de 6 000 en 2018, soit près de 20 000 biens culturels maritimes au large des seuls rivages de la métropole. La tâche semble démesurée. Le service élabore également la carte archéologique nationale afin de prioriser les axes de recherche, d’assurer une meilleure gestion de ces biens engloutis et de garantir leur protection, car les pillages sont toujours un risque.
Le Merlin, les robots et les fouilles sous-marines.
Photos et doc. : Drassm
Le Merlin, les robots et les fouilles sous-marines.
Photos et doc. : Drassm
« Ces biens culturels maritimes sont de typologies très variées et évolutives, ajoute Michel L’Hour. Depuis mes premiers coups de palme dans les années 1970, le terme de patrimoine s’est élargi : on ne considère plus seulement les épaves historiques, pleines de mystères, mais aussi celles du débarquement de Normandie tout comme les vestiges de la grotte Cosquer datée de 28 000 ans. » Aujourd’hui, plusieurs opérations de prospection sont en cours. On recherche activement l’épave du Stent, un négrier hollandais qui a coulé en 1738 à l’embouchure du Maroni en Guyane, le chalutier Raguenel disparu en 1962 au large de Saint-Pierre-et-Miquelon et les épaves de la Cordelière et du Régent, qui ont sombré en 1512 alors qu’ils combattaient bord à bord au large de Brest…
Pour mener à bien les fouilles, les archéologues-plongeurs sont désormais assistés de robots qui peuvent remplacer certaines activités humaines : l’un est photographe, l’autre ramasseur, aspirateur, fouilleur, etc. L’avantage est que leur durée de plongée n’est pas limitée comme pour les hommes. L’arsenal technologique et informatique a été complété récemment par un navire flambant neuf, destiné aux recherches du DRASSM : le Merlin. Depuis 2013, un master international d’archéologie maritime et littorale (MoMarch) est dispensé à l’université d’Aix-Marseille en codirection avec le DRASSM. Il est aussi associé à une chaire Unesco qui pousse à la diffusion des connaissances et à l’innovation dans ce domaine, car, pour reprendre les mots de l’archéologue Salomon Reinach, « la mer est le plus grand musée du monde ».
Cet article est extrait du numéro 91 du magazine Atrium disponible sur Kiosque21.