Devenu symbole de lien social et véritable enjeu économique, le patrimoine mobilise les corps politiques et les institutions culturelles : l’Europe ne reste pas à la traîne et investit plus offensivement le secteur depuis quelques années. Quelles perspectives ?

Dossier réalisé par Orianne Masse

Château de Fleckenstein, dans le Bas-Rhin, marquant la frontière entre la France et l’Allemagne ; projet Borderline. Photo : Valerio Vincenzo

PATRIMOINE EUROPÉEN : UN HÉRITAGE SINGULIER AUX 512 MILLIONS D’AYANT-DROIT

Si l’information vous a échappé, l’année 2018 a été sacrée « Année européenne du patrimoine culturel » par le Parlement européen. Près de 8 000 événements, partout sur le continent, ont été labellisés par les États pour célébrer la diversité des patrimoines, le rapprochement des cultures et le dialogue entre les peuples. C’est l’occasion de revenir sur la politique culturelle menée par l’Europe et de s’interroger sur ce qui constitue notre patrimoine européen.

Comment définir ce patrimoine commun ?

Cette question révèle une pluralité de réponses, l’idée même de patrimoine culturel étant historiquement liée à l’édification de chacun des États-nations rassemblés aujourd’hui en Europe. Alors mission impossible ? Pas du tout si l’on en croit les historiens, les géographes et les professionnels du secteur. Sans entrer dans les détails, il faut rappeler que les grands courants artistiques et philosophiques sont européens avant d’être nationaux ou régionaux. Ce patrimoine culturel européen repose sur une logique d’appartenance multiple, en même temps que sur une trame d’histoire commune. Les réseaux actuels comme la Fédération européenne des chemins de Saint-Jacques de Compostelle ou celle des Sites clunisiens illustrent bien cette appartenance commune et ce partage d’enjeux comparables.

 

 

Une construction européenne d’abord économique

Cet intérêt pour le patrimoine peut sembler nouveau pour l’Union européenne (UE) ; en tout cas, il est réaffirmé par cette initiative d’année thématique. Depuis sa création en 1957, l’UE est principalement une coopération économique entre les nations. Il faut attendre 1992 et le traité de Maastricht pour que les compétences soient élargies à la culture, à la formation, à l’éducation, à la justice, à la sécurité ou encore à la santé. L’action de l’Europe en matière de préservation et de conservation du patrimoine découle directement de cet élargissement de compétences, même si les moyens restent limités. En parallèle, des initiatives civiles et citoyennes se sont développées, comme la fédération paneuropéenne Europa Nostra, active depuis 1963 et cofinancée par l’UE depuis 1997. Les professionnels du patrimoine se réunissent aussi, et ce dès le 19e siècle. Les architectes et techniciens des monuments historiques échangent, travaillent et élaborent des outils communs comme l’essentielle Charte internationale de Venise sur la conservation et la restauration des monuments et des sites, rédigée en 1964 et faisant toujours référence aujourd’hui.

Valorisation du patrimoine bâti, ruines en Irlande. Photo : European Year of Cultural Heritage
Pèlerins sur les chemins de Saint-Jacques de Compostelle. Photo : Gilles Tordjeman/Ville de Figeac
Photo officielle des ministres européens présents lors de la conférence de Davos, janvier 2018.

Une action souvent dissimulée

Jusqu’à présent, le patrimoine, englobé dans son acceptation large de culture, n’apparaissait pas comme un enjeu prioritaire de l’UE. La dernière année thématique consacrée au patrimoine, organisée sous l’égide du Conseil de l’Europe, avait eu lieu en 1975…

Un autre label, celui de « Ville européenne de la culture » permet, depuis 1985, la promotion du patrimoine et du dynamisme culturel des villes par l’organisation d’expositions et de festivals qui bénéficient d’une couverture médiatique importante grâce à la labellisation européenne. En plus de ces labels, l’Europe s’engage concrètement par l’attribution de fonds structurels destinés à la cohésion économique et sociale des territoires : il s’agit de financements de projets de conservation, restauration et valorisation du patrimoine par l’intermédiaire du Feder (Fonds européen de développement régional) : 50 millions déboursés à Pompéi depuis 2000, 10 millions au mont Saint-Michel (1995-2005) et 12 millions pour l’expérience immersive de Lascaux IV (2012-2016).

 

 

 

Nouvelle préoccupation de Bruxelles ?

Depuis 2013, un nouvel élan est amorcé avec le programme « Europe créative » qui s’ajoute aux fonds structurels : une enveloppe de 1,4 milliard d’euros pour les années 2014-2020, à partager entre les secteurs audiovisuel, culturel et créatif. Il est d’ores et déjà prévu d’élever ce budget à 1,8 milliard pour la période 2021-2027. Ce changement de perspective est renforcé par l’organisation de cette année thématique « 2018, année européenne du patrimoine culturel ». La promotion d’un patrimoine commun et d’une identité européenne apparaît décisive pour l’UE qui traverse une période de séparation (Brexit), de dissonances (entre eurosceptiques et montée des populismes) et d’inquiétudes migratoires… Ainsi, ce label a pour objectif de renforcer les liens entre l’UE et ses citoyens et de favoriser le dialogue et la rencontre par la promotion du patrimoine.

(Re)découvrir Rodin. Photo : European Year of Cultural Heritage

Perspectives portées par la déclaration de Davos

Il faut attendre janvier 2018 pour que les ministres européens de la Culture se réunissent à Davos pour définir ensemble la notion de « Baukultur » et identifier ses enjeux. Cette « culture du bâti est définie comme la somme de toutes les activités humaines qui transforment le bâti. Elle comprend le bâti existant, lequel inclut les monuments et d’autres éléments du patrimoine culturel, la création contemporaine, les infrastructures, l’espace public ainsi que les paysages » : une définition large qui, en français, se traduit difficilement par culture du bâti, sans exclure les paysages… La complexité de la terminologie prend ici tout son sens et cela renforce l’importance du dialogue entre les institutions nationales. Cette conférence de Davos a été actée par une déclaration commune qui engage l’Europe dans la reconnaissance de la « Baukultur » et dans la mise en œuvre de moyens pour la promouvoir dans ses aspects culturels, sociaux, économiques, fondamentaux et techniques. À suivre…

Création contemporaine et patrimoine archéologique. Photo : European Year of Cultural Heritage

Encore un label ?!

Avec ses 1 200 projets labellisés « Année européenne de la culture », la France fait figure de bonne élève. Françoise Nyssen, ministre de la Culture, a souhaité déléguer l’organisation du projet aux Drac (directions régionales des Affaires culturelles) afin d’être au plus près des territoires et des populations. La volonté affichée est également de promouvoir une transversalité de l’événement, c’est pourquoi la Direction générale de la création artistique et celle des Médias et des Industries culturelles y ont été associées : cela a permis de rassembler le patrimoine bâti, archéologique, immatériel ou paysager et le théâtre, la danse, l’opéra, le cirque, le cinéma, l’audiovisuel ou encore l’écriture… De nouvelles manifestations ont vu le jour, les existantes ont profité d’une plus grande médiatisation, d’autres se sont européanisées. C’est le cas des Rendez-vous aux jardins qui se sont tenus pour la première fois dans 16 pays européens. Orane Proisy, responsable du pôle Réseaux et musées, département des Affaires européennes et internationales, direction générale des Patrimoines du ministère de la Culture, explique : « Nous avons utilisé le réseau européen du patrimoine “En avant, Herein !” pour rassembler les interlocuteurs “Jardins”. Cela nous a permis de constater l’inquiétante disparition des savoir-faire. Dès lors, nous avons accentué nos échanges de données sur les protections, les inventaires, les réseaux de formation dans le but de favoriser les échanges transfrontaliers de jardiniers. Pour soutenir cette action, nous avons créé un événement de sensibilisation à l’attention des scolaires et du grand public. » En 2018, 16 pays y ont participé, permettant l’ouverture de 2 700 jardins. Prochain rendez-vous les 7, 8 et 9 juin 2019.

Patrimoine en mouvement. Photo : European Year of Cultural Heritage

Un projet labellisé : « Borderline, les frontières de la paix »

En dix ans, le photographe Valerio Vincenzo a parcouru 20 000 kilomètres le long des frontières de 26 pays européens. Ce projet d’abord consacré à la constitution de l’Europe a grandi au fil des années et s’est désormais recentré sur la paix, la notion de frontière et de migrations. « Borderline » est à la fois une exposition itinérante de photographies des anciennes frontières de l’Europe, un livre et des rencontres au cours d’activités pédagogiques. « Nous montrons que l’Europe connaît la période la plus pacifique de son histoire. Cette liberté de circulation des biens et des personnes est l’un des fondements de cette paix », explique Régine Feldgen, porteuse du projet. Labellisée « 2018, Année européenne du patrimoine culturel », l’exposition se tient actuellement à la forteresse de Salses, lieu emblématique de cette notion de frontière et du patrimoine architectural français. Elle continuera son voyage en France cet hiver au Théâtre national de Bordeaux en Aquitaine, du 21 au 30 novembre.

frontiersofpeace@gmail.com

Quelles suites pour 2019 ?

L’obtention du label est restreinte à l’année 2018, mais il est souhaitable que les initiatives perdurent. En tout, cas, ce label marque un engagement institutionnel et il est probable que le sujet sera davantage pris en compte dans l’élaboration des politiques communautaires. Peut-être jusqu’à l’élaboration d’une nouvelle législation ? « Les premiers retours français sont très encourageants », souligne Michel Magnier, directeur de la culture et de la créativité auprès de la direction générale Éducation et Culture de la Commission européenne.

Il relève l’intérêt d’une organisation décentralisée de l’événement qui a permis de mobiliser les acteurs, le public et les politiques. La prochaine étape serait un plan d’action européen pour le patrimoine culturel, supposant une étroite collaboration des politiques. Les actions menées auprès de la jeunesse, notamment par les projets de formation et d’échanges professionnels (programme Erasmus Plus notamment), sont particulièrement remarquables pour les entreprises du bâti ancien, et sont à encourager, car le déficit de jeunes est un phénomène européen. C’est un autre levier pour la valorisation et la transmission de nos savoir-faire. Cet élan global ne peut cependant se poursuivre sans une certaine simplification des méthodes : formulaires alambiqués, réglementation parfois obscure, financements mystérieux et multiplicité des interlocuteurs ne facilitent pas toujours les échanges…

Exposition « Borderline », forteresse de Salses, Pyrénées-Orientales. Photo : Borderline/Régine Feldgen
 
Patrimoine et création contemporaine, le Carrousel musical, abbaye aux Dames de Saintes.